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samedi 6 septembre 2014

Lettre à Abraham Borbor et à une infirmière nigériane, deux artisans de la beauté du monde, pour la suite du monde


Marie-Ève Pineault, la réalisatrice radio de CATHERINE ET LAURENT (émission télé/radio, animéepar Gilles Payer et diffusée à la fois en images à MAtv et en son à CIBL), m’a invité à présenter une chronique à son émission.  Toute invitation me stimule et c’est en quelques heures, bouillonnant de tous mes pores, que j’en suis venu à la conclusion qu’il fallait que je m’attaque, à ma façon, à un mal contemporain répandu : le cynisme. 

http://www.cibl1015.com/catherine-et-laurent


Est-il encore possible d’être tragique ou grave aujourd’hui ?
La vie serait-elle devenue inexorablement bénigne et sans aspérités, tout d’un coup ?

Poser ces questions ridicules, c’est y répondre.

Sans tomber dans les théories de la catastrophe et les sempiternelles prévisions de la fin du monde, nous ne sommes pas sortis de notre bois. La forêt des angoisses, si elle n’est plus habitée par des tigres, des insectes géants ou des arbres titanesques, continue à distiller ses sucs, ces idées qui nous minent et ces questionnements sans réponse qui butent sur notre effarement.

Non pas que je n’ai jamais été atteint par cette maladie du cynisme, elle m’a grugé les repères plus que bien d’autres et en ma qualité d’athée qui pratique le «nice nihilism» comme éthique de vie (après avoir lu le livre de Rosenberg), on aurait pu croire que je suis imperméable à tout ce qui subsiste des idées les plus humanistes et de cette élégance cosmique qui caractérise notre monde.

Pourtant, je sais, comme tout le monde, que nous ne pourrions vivre dans un monde exempt de beauté, de bonté et privé de dons. Que la justice sociale, le concept de Beauté et l'élégance du cosmos sont des idées qui fondent la beauté du monde et sa diversité extraordinaire. Bien qu'il faille s'appuyer sur une espèce de spiritualité athée pour mieux comprendre ces idées, il est essentiel que nous les justifiions, de quelque façon que ce soit. Sans elles, tout espoir deviendrait ridicule.

Inspiré par le livre «Artisans de la beauté du monde», du philosophe Jean Proulx, paru en 2002, aux éditions Septentrion, je me suis donné comme mission, dans le cadre de cette chronique, de rendre hommage à des gens tragiquement oubliés qui ont contribué à préserver la beauté du monde. 

http://www.septentrion.qc.ca/catalogue/artisans-de-la-beaute-du-monde


Nous sommes nés des étoiles et nous en contenons des parcelles. Nous participons à la beauté du monde en reconnaissant que nous transmettons ce mystère grandiose de notre présence. Vivant dans un système entropique qui nous pousse vers la sortie de ce monde, nous avons aussi compris que tous ceux qui défendent notre droit d’y rester ont fait un choix périlleux. Que tous ceux qui défendent notre droit d’y rester, ceux qui ont fait le pari d’ajouter à la beauté du monde leur trace volontaire (artistes et philosophes) ou leurs gestes courageux (médecins, saints, hommes politiques ou scientifiques militants) sont des êtres humains d’exception.

C’est à tous ces fous et ces porteurs d’espoir, ces malmenés solidaires et ces furieux de l’expression que j’ai décidé d’écrire de courtes lettres.

À l’émission CATHERINE ET LAURENT, vous m’entendrez donc, ici et là, lire mes lettres à ces grands artisans de la beauté du monde.

Ci-après, la première lettre que j’ai lue dans le cadre de cette émission, le 4 septembre 2014.

PS: Dans cette première lettre, je me suis trompé de nom, en ce qui a trait à cette autre victime du virus. Onyebuchi Chukwu reste quand même le ministre de la santé du Nigéria et son travail mérite qu'on le reconnaisse. Mais il n'est pas mort. Je dédis donc la seconde adresse de ma lettre à l'infirmière nigériane qui a soigné le patient zéro au Nigéria et qui en est morte.





 LETTRE AUX ARTISANS DE LA BEAUTÉ DU MONDE, POUR LA SUITE DU MONDE

Lettre à Abraham Borbor et à Onyebuchi Chukwu (infirmière nigériane),

Cher Abraham Borbor, cher Onyebuchi Chukwu,

Vous étiez des médecins valeureux dans un monde en guerre, des statues défiantes devant le vent carnassier de l’Ebola. Vous avez combattu avec des armes improvisées, un ennemi furtif et cruel, un virus fatal, affublés de gants, d’un tablier lourd, de lunettes de ski et d’un masque qui scellait vos visages d’humains, trop humains. Guerriers de l’impossible, affineurs d’espoir, vous avez posé vos mains sur les corps meurtris, soigné les moribonds, gagé votre vie pour en préserver quelques-unes. Battus par une créature microscopique, vous avez lutté pour préserver les restants de dignité de patients hémorragiques, jusqu’à ce que votre vie s’échappe, effarouchée par la tâche, fatiguée de tous ses assauts.
Il n’y a aucun honneur à tuer pour des idées fragiles et des frustrations historiques; il n’y a aucun honneur à punir les croyances des uns pour imposer les nôtres et il est indécent d’être condamné à mort pour avoir aimé quelqu’un. Vous étiez les seuls combattants qu’il faudrait mieux armer, les seuls combattants qui s’attaquent au désespoir de vivre, les seuls soldats qui protègent la délicate beauté du monde, chandelle d’amnistie brûlant en chacun de nous. La vie charroie les peines en kilolitres et les barrières naturelles sont là pour nous rappeler que nous ne sommes pas encore des dieux ni des créatures infinies. Nous vivons tous dans l’enclos du monde et jouons à cache-cache avec les puissants.
Mais au centre de nos espoirs les plus ordinaires, de nos désirs les moins mégalomanes, brille l’effarante beauté du cosmos, la tangible lumière du monde, offerte à tous, déclinée en autant de versions qu’il y a d’yeux pour capter l’émerveillement de tous les petits princes.
Abraham Borbor, tu étais le directeur médical du plus grand hôpital du Libéria, on a tenté de te sauver en t’administrant une dose rare d’un vaccin expérimental, le ZMapp. Ce n’est pas encore clair si grâce à ce produit, certains sont revenus de la maison des morts, mais toi, courageux disciple d’Hypocrate, tu y es resté.
Quand la plupart des gens ont peur d’attraper un rhume, tu n,as pas hésité à te porter valide, tu es allé au front, héros extraordinaire de la dignité humaine, pour combattre la nouvelle peste du continent. On aura tout fait pour te garder parmi les hommes debout, dans un monde d’assis et de besogneux du clavier. Dans un monde dévasté puis reconstruit par l’argent, tu auras donné le seul bien rare, le seul cadeau sincère, le temps, à des êtres humains condamnés.
Onyebuchi Chukwu, médecin de Port-Harcourt, première victime de l’infection hors de la ville de Lagos, au Nigéria, tu as accueilli un patient qui t’aura donné la mort. Ton hospitalité aura été ton dernier sacrifice. La grandeur de ton geste aura préservé l’espoir de la bonté comme une dernière fleur plantée dans la suie.
Vous étiez des médecins braves, enfoncés dans les statistiques, des hommes dont on a mentionné le nom au détour d’un article, la preuve que toutes les mille sept cents victimes de l’Ebola ont un patronyme, une famille, des cousins, des enfants, des yeux engorgés de souvenirs perdus.
Il faudra se souvenir de vous.