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vendredi 10 octobre 2014

Lettre à monsieur Chance, personnage jardinier, interprété par Peter Sellers ou Lettre sur la naïveté


Dans le cadre de ma chronique LETTRE AUX ARTISANS DE LA BEAUTÉ DU MONDE POUR LA SUITE DU MONDE à l'émission de radio/télé Catherine et Laurent, du 7 octobre, voici le texte de la lettre que j'y ai lue.

 





«Cher monsieur Chance,

La naïveté est un cadeau curieux, un avantage mal perçu. Jardinier à vie, amant des roses et des graines semées, vous avez personnifié la naïveté jusqu’à son comble, en portant un paletot long, un chapeau melon et un parapluie.

Vous êtes le personnage principal du film BEING THERE, en français, BIENVENUE MONSIEUR CHANCE, de Hal Ashby, apparu sur les écrans en 1979. Ce film est une satire politique, un portrait de la télévision comme un instrument décérébrant les foules et un plaidoyer contre le racisme sévissant aux États-Unis. Mais ce film est aussi une fable, une fable sur l’étonnante liberté du naïf.



Pour plusieurs, Monsieur Chance, vous n’êtes qu’un personnage simplet, un imbécile heureux, un être perdu et enfantin dans un monde de pouvoir, d’influences et d’argent. À toutes les questions qu’on vous pose, vous ne répondez qu’en des termes horticoles, qu’avec des conseils de jardinier. Vous êtes à la naïveté ce que le charbonnier est à la foi. Tout vous dépasse, mais rien ne vous angoisse.  Certes, j’étais tenté de voir en vous un produit curieux de notre monde déconnecté de la réalité, vivant en vase clos et étranger aux problèmes des inégalités sociales. Mais votre belle naïveté, sans épines, bouillie dans l’eau de pluie et les feuilles vivantes, m’aura plutôt montré l’ordinaire beauté de vivre.

Le président des États-Unis vous a trouvé des airs de conseiller. Philosophe par inadvertance, vous êtes devenu une star médiatique et vos réponses  aux animateurs ont été perçues comme des paroles trempant dans la sagesse. Mais le spectateur a  bien compris que vous ne vouliez rien d’autre que soigner les plantes et les arbres, manger quand vous aviez faim et regarder la télé.

Analphabète et sans culture,  vous étiez pour moi ce bon sauvage de Rousseau, et non pas le produit de notre monde fou. Votre naïveté profonde qui refuse les préoccupations des hommes d’intérêts confine à la sainteté et les dernières images du film laissent entendre que vos capacités sont, en effet, quelque peu miraculeuses.

Mais puisque vous êtes une fable imaginée par un romancier polonais, je souhaite qu’on revienne à la réalité et que l’on soupèse tous les ravages de l’analphabétisme et du manque de culture, chez nous, ici et maintenant, qui produisent une autre sorte de naïveté, la naïveté dommageable qui empêche les gens d’avoir une réelle prise sur leur destinée et celle de leur pays.

Monsieur Chance vous auriez sans doute répondu à nos politiciens imbus d’austérité, quelque chose comme : ne coupez pas les rosiers avant qu’ils soient matures. Ils mourront.

Nous ne le répétons pas assez, la naïveté n’est bonne que dans les films, interprétée par des comiques de génie. Dans la vraie vie, les gouvernements qui nous imposent l’austérité souhaitent que nous restions naïfs. Parce qu’il faut bien le comprendre, les coupures absurdes en éducation et dans la culture, et la sacro-sainte austérité budgétaire, resteront toujours des mesures conçues, ciblées, fabriquées, pour un peuple de naïfs.»