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Ma chronique Lettre aux artisans de la beauté du monde pour la suite du monde |
(Il s'agit de ma dernière chronique dans le cadre de cette émission. Merci à tous de m'avoir suivi ! Bon été !)
Chère Florence Nightingale,
Votre vie est une suite de batailles pour rendre plus humaine l’expérience
du blessé, du malade. Vous avez consacré vos énergies à la défense des droits
des mal en point, des pauvres et des laissés pour compte.
À une époque où l’anesthésie n’existait pas, que les chirurgiens amputaient
les membres sur les champs de bataille comme on répare une vieille voiture,
avec autant d’humanité qu’un mauvais garagiste, vous vous êtes soulevé contre
cette culture machiste.
Chère Miss Nightingale, vous étiez une aristocrate, née dans une famille
avec des domestiques. S’intéresser à la souffrance des autres n’était pas dans
les gènes de votre confrérie. Pourtant, dès votre jeunesse, vous avez fait
preuve d’une attention particulière aux tourments des animaux et des êtres
humains. Votre animal de compagnie était un hibou que vous aviez sauvé d’une
mort certaine, trouvé amoché en
rase campagne. Vous l’avez appelé ATHÉNA comme la déesse de la sagesse. Un peu
chouette vous aussi, intransigeante et brusque, vous n’acceptiez pas
l’indifférence à la souffrance des autres. Vous réserviez votre tolérance aux
blessés et votre caractère cassant à ceux qui les méprisaient.
Chère Florence, permets-moi de te tutoyer, car ici, au Québec, on
tutoie souvent les gens qu’on estime. Tu as publié plusieurs œuvres et dans
l’une de celles-ci tu as écrit : «Mon esprit est absorbé par la souffrance
humaine, elle m’assaille de tous côtés. Mais j’arrive à peine à voir autre chose
et tout ce que les poètes chantent des gloires de ce monde m’apparaît
mensonger.»
Les poètes ont le dos large, et je te le concède, ils sont moins importants
que les donneurs de soins. Mais leurs écrits sont parfois bénéfiques dans le
traitement de certaines maladies mentales et je lance comme ça une suggestion
aux infirmiers et aux infirmières : pourquoi ne pas prescrire la lecture
de poésie dans votre plan de soin ?
Chère Florence, ta légende est née durant la guerre de Crimée, en 1854. Une
guerre menée par l’Angleterre et la France contre la Russie qui venait de
prendre Sébastopol. Tu as pris en charge un hôpital de campagne, trainant ta
bassine d’eau bouillante pour nettoyer les éponges destinées à laver les
blessés mais qui distribuaient plutôt le choléra et la mort. L’hygiène étant mal
comprise à l’époque. La «grande dame à la lampe», tel était ton surnom, tu
circulais, de lit en lit, pour visiter les soldats souffrants, une lanterne
turque à la main. Image qui a vite fait de t’associer à la dernière lueur
bienveillante destinée aux mourants.
Je t’écris avec le plaisir d’un épistolier qui s’adresse à une épistolière. De ton vivant, on a
publié tes correspondances, tes lettres de Crimée et d’Égypte. Tu y as suivi l’armée de Sa Majesté britannique.
Auteure, tu n’as cessé d’écrire sur la refonte du travail de l’infirmière afin
d’éduquer convenablement les jeunes femmes qui aspiraient à cette profession. On te doit entre autres les ouvrages NOTES
ON NURSING (republié sans cesse depuis) et NOTES AFFECTING THE HEALTH,
EFFICIENCY AND HOSPITAL ADMINISTRATION OF THE BRITISH ARMY. Boulot considéré avant toi comme sans valeur,
vulgaire, n’attirant que des filles de mauvaise vie. Malgré les racontars et les embûches, tu as persévéré dans
l’application des principes d’hygiène de base, dénigrés à l’époque, tu as
prodigué des soins à tous les soldats de la guerre de Crimée, sans
considération de rang, brisant ainsi le protocole hiérarchique; tu as massé les
pieds des agonisants, chuchoté des mots réconfortants aux soldats qui ont
survécu à des opérations violentes et brutales.
(J'ai lu, pour préparer cette chronique, l'excellent roman biographique de Gilbert Sinoué sur Florence Nightingale, «La Dame à la lampe») http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Folio/Folio/La-Dame-a-la-lampe