Ma chronique Lettre aux artisans de la beauté du monde pour la suite du monde |
Chers artisans de la beauté du monde qui m’ont donné le goût
de vivre,
Vivre n’est pas naturel. Je ne
dis pas que la vie est artificielle ou construite ou étrange, je dis seulement
qu’il n’est pas naturel de vivre, que vivre implique des buts, des goûts, des
sources de plaisir et de réconfort qui nous mènent pas le bout du nez, nous
arrachent à notre sommeil trivial. On ne peut vivre pour rien, de rien.
Vivre c’est une tâche, comme
l’écrivait Schopenhauer ou un métier comme l’énonçait le poète Cesare Pavese.
Chaque matin, nous trouvons des raisons de persévérer, d’ouvrir les yeux, de
nous maquiller le visage avec du bonjour, du bienvenue, du combat et de la
volonté. Chaque matin, un levier miraculeux, glissé sous notre dos, hydraulique
et lent nous sort de l’oniromanie qui sévit durant la période noire, l’absence
de lumière, la vigueur du nuage de la nuit. On se prosterne ou on s’astreint,
on caracole ou on disserte, on exulte ou on rampe mais on se lève, on marche,
on continue à pousser nos organes dans le jour, parmi les autres, parmi les
échecs et les paradis, pour la plupart artificiels. On se projette et on se
ment, on glisse ou on crie, mais personne n’a besoin d’argent ni de bien, de
sommets économiques ou d’éditoriaux. Ce sont des mots qui se déposent sur nos
souliers de sérieux, nos langues banales, nos attentes vaines, non, ce qui nous
pousse à quérir l’impossible, à frapper les murs, à fourbir nos armes, ce sont
mille et une petites choses idiotes, sans importance, des artistes, des mots,
une main, des sourires, un garage de pensées frivoles.
Il est d’ailleurs fort difficile
de repérer tout ce qui nous stimule, tout ce qui nous égaie, tout ce qui nous
provoque ou nous fascine à un tel point que ça en devient parfois alarmant.
Artistes, animaux, hommes et femmes inventifs, parleurs, discoureurs, poètes et
musiciens, politiciens, scientifiques s’additionnent sans cesse dans la colonne
de nos assises et s’effacent à mesure dans la colonne de nos brouillards. Tout
bizarrement, il y a des milliers des personnes qui nous tiennent la tête hors
de l’eau, burinent nos joies, verdissent nos plates vies. Mais dès qu’on nomme un
artiste ou une chanson on en oublie mille, dès qu’on cible un livre, on en omet
cent, la mémoire ne semble pas retenir l’essentiel mais le gober, l’avaler, le
contenir à la manière d’un foyer que l’on nourrit du bois de nos souvenirs.
Dans une scène du merveilleux
film Manhattan, le personnage de Woody Allen (sans qui je l’admets, il me
serait difficile de vivre), énumère les raisons pour lesquelles la vie vaut la
peine d’être vécue et en une minute douze secondes il lance les noms de
Cézanne, Louis Amstrong, Willie Mays, Groucho Marx, Marlon Brando, Frank Sinatra,
le deuxième mouvement de la symphonie Jupiter de Mozart, L’éducation
sentimentale de Flaubert et le crabe chez Sam Woe’s, un restaurant de New York.
Nous pourrions tous effectuer le
même exercice, chaque semaine, lancer des #GRATEFUL à tous vents, et constater
à quel point nous sommes faits des matériaux des autres, comprendre qu’il y a
toujours mille raisons de vivre qui ne cesseront de nous échapper et que si aujourd’hui
je nomme Jacques Brel, John Lennon, toute la poésie québécoise contemporaine, Joaquim
Phoenix, Jim Morrisson, Emily Dickinson, Proust, Paul Thomas Anderson, Pascal
Quignard, Amélie Nothomb, Orson Wells, la bière rousse, Gabriel Fauré et les
frères Lumières. Si aujourd’hui donc, je vous nomme ces artistes de la beauté
qui ont façonné mon goût de vivre, je ne fais qu’attraper quelques gouttes dans
le lac, que retirer trois brindilles du feu qui m’anime.
Parce que ce jus vital que
sécrète tous les inventifs de ce monde, nous le sécrétons aussi, à petites
doses, à notre mesure, sans même s’en rendre compte, et que ce jus c’est
l’huile qui actionne les leviers hydrauliques matinaux des gens qui nous
entourent, des gens que nous ne connaissons pas et des gens que nous aimons.
Les inventifs de ce monde nous
réveillent chaque matin. Mais c’est pour mieux nous plonger dans leur rêve d’un
monde où chacun d’entre nous a le goût de vivre.
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