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jeudi 5 décembre 2013

La lenteur est une vieille pièce de musée dépolie


La lenteur est une vieille pièce de musée dépolie. On l’a rangée depuis longtemps. Elle n’excite plus personne. Parfois elle réapparait dans les livres, dans les films, à la campagne si on est chanceux, dans le théâtre No, le Kabuki ou la performance d’un artiste contemporain. Mais la plupart du temps, elle ramasse la poussière.

J’ai toujours eu l’impression que la lenteur était le temps le plus animal qui soit. Un appendice de notre passé, greffé à notre peau métaphysique. La lenteur nous permet de saisir les choses dans leur ensemble, leur globalité. Elle s’insinue. Tout la traverse, sa matière est absorbante, poreuse. La lenteur n’est pas pointue, mais étale.

S’éduquer c’est apprivoiser la lenteur, peaufiner nos projets, laisser reposer nos idées. Mais la civilisation industrielle, puis son bébé, la société de l’information numérique, ne nous ont légué qu’une seule leçon : toujours plus vite. Pour faire preuve de politesse affectée envers les autres on leur dit souvent, «ne vous en faites pas, prenez votre temps», quand tout le monde sait bien qu’il y a un délai tacite associé à toute tâche. On tente de nous rassurer, mais on comprend bien qu’on nous impose en douce une minuterie.

Je suis, malgré moi, un engrenage de cette incroyable machine à empressement qu’est devenue notre vie. J’ai appris à écrire vite, penser vite, prendre des décisions rapidement, tomber en amour rapidement, larguer quelqu’un ou me faire larguer promptement, suivre et lire vite les articles discutés du jour sur les réseaux sociaux, donner mon point de vue à chaud, pleurer virtuellement à une heure vingt en témoignant de ma douleur amoureuse en quelques lignes sur Facebook, être consolé à une heure vingt-deux par deux amis dans ma boîte à message du même réseau et par texto, par une autre personne.

Le marché de la pensée et des amours file à une vitesse incommensurable. Je m’impatiente pour des riens, un contretemps dans le moteur des jours devient un problème de fluidité grave, je panique devant une personne qui s’exprime lentement, pourtant je suis un travailleur autonome qui a tout son temps. J’ai attrapé la maladie de nos sociétés contemporaines. J’ai désappris la lenteur.

Pourtant, la nuit, blotti seul sous mes couvertures, deux oreillers en guise d’appui-tête, une chatte qui ronronne à mes côtés, je médite sur le son du monde. Je me réfugie dans le centre du vide qui nous gouverne tous et je tente de me détacher de toutes ces frénésies. Ces moments de lenteur peuvent durer dix minutes, trente minutes, une heure. Je ne tiens pas de compte ni de statistique. Justement. Je me libère de la folie de notre époque, de mes désirs insatiables, de mes frustrations mornes, de mes ambitions caquetantes. Méditation bouddhiste ? Rien que de l’intuitif, un instant qui me permet d’embrasser l’entièreté du monde sans le juger, l’insignifiance de mon existence sans en être détruit.

Parfois j’ajoute une trame sonore à l’exercice. Aujourd’hui, Les Callas de Pierre Lapointe. Mini-album dépouillé, guitare/voix, piano/voix, avec cigales en prime, aux textes sur l'amour rêche et la douleur d'être seul. Je ne deviens alors qu’un réceptacle à musique, qu’un vecteur de sons. J’écoute le monde, son bruit blanc perpétuel, le clignotement de nos têtes.



Je peux aussi me laisser porter par des films tels que Nebraska, d’Alexander Payne; Le cheval de Turin de Béla Tarr ou Le démantèlement de Sébastien Pilote qui mettent tous en scène la lenteur, malgré parfois les constats alarmistes qui accompagnent leurs propos. Ces œuvres cinématographiques viennent pourtant lui redonner ses lettres de noblesse, nous reconnecter avec des émotions simples, nous montrer ce que l’on a perdu à s’agiter et à s’ébattre quotidiennement.






Cette lenteur besogneuse, cette lenteur qui accueille les longs cycles, cette lenteur obsessionnelle que l’on associe aujourd’hui à un handicap resteront bel et bien pour moi, toujours, des vertus courageuses.




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