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mardi 3 février 2015

Lettre aux traducteurs et traductrices littéraires du Québec

 Lettre aux traducteurs 
et traductrices littéraires du Québec


Ma chronique Lettre aux artisans de la beauté du monde pour la suite du monde




Chers traducteurs et traductrices littéraires,

Qui peut se vanter de comprendre quelqu’un avec certitude ? Qui peut avancer qu’il est plus avantageux d’être monoglotte que polyglotte aujourd’hui ?

Chers traducteurs, chères traductrices, vous êtes nos oreilles, nos yeux et nos sens. Vous percez la nuit pour nous permettre de mieux comprendre le monde. Vous êtes nos guérisseurs d’angoisses existentielles. Parce que sérieusement, qu’est-ce qui est plus dérangeant que de ne pas comprendre l’autre ? Dès que j’ai des doutes sur la phrase que l’autre m’adresse, je panique. Vais-je comprendre une connerie, vais-je déformer ses propos ? Ce ne sont que deux problèmes qui viennent avec la monoglottie, le fait de ne parler et de ne lire qu’une seule langue. La langue est le révélateur de l’humanité, sans elle nous ne sommes que des clous à planter dans le temps.  Traduire les œuvres d’une autre langue, les rendre disponibles à des humains qui ne la parlent pas est un travail noble qui demande un don exceptionnel. Et achalez-moi pas avec GOOGLE TRANSLATE, c’est juste de la poudre aux yeux !

Parce qu’il faut être clair, parler plusieurs langues et en comprendre plusieurs est un don. C’est un cadeau que la nature nous fait. Un talent rare qui me sidère, me fascine, m’esbaudi et m’interloque. Parce que la traduction, ce n’est pas que de l’esbroufe de vocabulaire, comme ma dernière phrase, mais une tâche minutieuse, patiente, qui consiste à tirer sur le cocon du fil de soie de la langue de départ pour la transmettre avec clarté et précision dans la langue d’arrivée.

D’ailleurs, le vocabulaire de la traduction nous parle justement de voyage en nommant langue de départ, la langue étrangère et langue d’arrivée, la langue dans laquelle on la traduit. En somme, la traduction est toujours un retour à la maison, comme si le traducteur faisait le voyage pour nous, d’Amsterdam à Montréal, de Moscou à Montréal, de Cambridge à Montréal ou de Beijin à Montréal.

Chers traducteurs, traductrices littéraires, combien d’œuvres du passé ne seraient plus que des messages abstraits pour nos yeux engourdis d’incompréhension, sans votre travail bénéfique ? On pense aux Dostoievski, Mo Yan (prix Nobel de la littérature 2012), Tolstoï, Thomas Mann, Mishima, Confucius, Platon, Aristote et Joyce de ce monde qui voleraient alors dans un ciel opaque, indéchiffrable, sans aucun pont pour les rejoindre. Nous serions interdits de séjour dans ce nuage luxuriant de la littérature étrangère sans vos yeux, vos cerveaux et votre talent !

Chers traducteurs, traductrices, vous êtes souvent aussi de grands auteurs. Qui ne connaît pas les traductions que Baudelaire a faites de Poe, celles de Pierre Jean-Jouve, d’Yves Bonnefoy ou de René Char des sonnets de Shakespeare et on ne parle pas des pièces du barde de Stratford qui ont fait l’objet de traductions remarquables d’auteurs du même acabit. Mentionnons ici celle d’Hamlet faites pour le public d’ici par Jean-Marc Dalpé.

Il y a d’excellents traducteurs et traductrices au Québec, des gens de grands talents comme Lori Saint-Martin et Paul Gagné (chaque année ils sont en nomination au GG pour leurs traductions) qui ont retraduit l’œuvre de Mordecaï Richler pour la nettoyer de ses incongruités culturelles patentes dans la traduction franco-française. Nous avons aussi les Dominique Fortier, romancière de talent, qui a traduit Anne Michaels et Margaret Laurence, Daniel Canty, l’auteur aux mille projets, parfaitement bilingue, qui nous a offert une traduction formidable des poètes Charles Simic et Stéphanie Bolster. Il y en a des centaines comme eux au Québec qui nous offre les auteurs étrangers dans une langue soignée, adaptée à notre contexte sociopolitique et culturel.

Je vous entends déjà lancer en bravade : oui, mais je préfère lire dans la langue d’origine, si c’est un auteur anglais et que je suis bilingue, pourquoi le lire en français ? Je dois vous avouer que je suis presque bilingue moi aussi. Je lis mieux l’anglais que je le parle. Mais je le lis avec plaisir. Je lis des romans et des essais en anglais, mais je dirais à tous ces puristes qui conspuent les traducteurs, allez les lire, allez vous tremper le nez dans des traductions de qualité, suaves, précises, étonnantes et écrites par de vrais auteurs. Vous boudez votre plaisir bande de snobs ! Et j’ajouterais, en me fâchant de façon théâtrale, comment pouvez-vous cracher sur des œuvres que vous n’avez même pas eu la curiosité de parcourir ? Car selon moi, un excellent traducteur est aussi un interprète, la plupart du temps fidèle, un révélateur, qui sait nous transmettre ce que Lori Saint-Martin appelle «l’épreuve de l’étranger».

Sans eux, sans nos chers traducteurs et traductrices, nous serions encore plus isolés et confinés dans nos réflexes vulgaires et rétrogrades de monoglottes complaisants et fiers pets ! Arrêtez d’être fiers-pets et allez lire vos traducteurs d’ici !

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