Marie-Ève
Pineault, la réalisatrice radio de CATHERINE ET LAURENT (émission télé/radio, animéepar Gilles Payer et diffusée à la fois en images à MAtv et en son à CIBL), m’a
invité à présenter une chronique à son émission. Toute invitation me stimule et c’est en quelques heures, bouillonnant
de tous mes pores, que j’en suis venu à la conclusion qu’il fallait que je
m’attaque, à ma façon, à un mal contemporain répandu : le cynisme.
Est-il encore
possible d’être tragique ou grave aujourd’hui ?
La vie serait-elle devenue
inexorablement bénigne et sans aspérités, tout d’un coup ?
Poser ces
questions ridicules, c’est y répondre.
Sans tomber
dans les théories de la catastrophe et les sempiternelles prévisions de la fin
du monde, nous ne sommes pas sortis de notre bois. La forêt des angoisses, si
elle n’est plus habitée par des tigres, des insectes géants ou des arbres titanesques, continue à distiller ses sucs, ces idées qui nous minent et ces
questionnements sans réponse qui butent sur notre effarement.
Non pas que je
n’ai jamais été atteint par cette maladie du cynisme, elle m’a grugé les
repères plus que bien d’autres et en ma qualité d’athée qui pratique le «nice nihilism» comme éthique de vie (après avoir lu le livre de Rosenberg), on
aurait pu croire que je suis imperméable à tout ce qui subsiste des idées les
plus humanistes et de cette élégance cosmique qui caractérise notre monde.
Pourtant, je sais, comme tout le monde, que nous ne pourrions vivre dans un monde exempt de beauté, de bonté et privé de dons. Que la justice sociale, le concept de Beauté et l'élégance du cosmos sont des idées qui fondent la beauté du monde et sa diversité extraordinaire. Bien qu'il faille s'appuyer sur une espèce de spiritualité athée pour mieux comprendre ces idées, il est essentiel que nous les justifiions, de quelque façon que ce soit. Sans elles, tout espoir deviendrait ridicule.
Pourtant, je sais, comme tout le monde, que nous ne pourrions vivre dans un monde exempt de beauté, de bonté et privé de dons. Que la justice sociale, le concept de Beauté et l'élégance du cosmos sont des idées qui fondent la beauté du monde et sa diversité extraordinaire. Bien qu'il faille s'appuyer sur une espèce de spiritualité athée pour mieux comprendre ces idées, il est essentiel que nous les justifiions, de quelque façon que ce soit. Sans elles, tout espoir deviendrait ridicule.
Inspiré par le
livre «Artisans de la beauté du monde», du philosophe Jean Proulx, paru en 2002, aux éditions Septentrion, je me suis donné comme mission, dans le cadre de
cette chronique, de rendre hommage à des gens tragiquement oubliés qui ont
contribué à préserver la beauté du monde.
Nous sommes
nés des étoiles et nous en contenons des parcelles. Nous participons à la
beauté du monde en reconnaissant que nous transmettons ce mystère grandiose de
notre présence. Vivant dans un système entropique qui nous pousse vers la
sortie de ce monde, nous avons aussi compris que tous ceux qui défendent notre
droit d’y rester ont fait un choix périlleux. Que tous ceux qui défendent notre
droit d’y rester, ceux qui ont fait le pari d’ajouter à la beauté du monde leur
trace volontaire (artistes et philosophes) ou leurs gestes courageux (médecins,
saints, hommes politiques ou scientifiques militants) sont des êtres humains
d’exception.
C’est à tous
ces fous et ces porteurs d’espoir, ces malmenés solidaires et ces furieux de l’expression
que j’ai décidé d’écrire de courtes lettres.
À l’émission
CATHERINE ET LAURENT, vous m’entendrez donc, ici et là, lire mes lettres à ces grands artisans de la beauté du monde.
Ci-après, la
première lettre que j’ai lue dans le cadre de cette émission, le 4 septembre
2014.
PS: Dans cette première lettre, je me suis trompé de nom, en ce qui a trait à cette autre victime du virus. Onyebuchi Chukwu reste quand même le ministre de la santé du Nigéria et son travail mérite qu'on le reconnaisse. Mais il n'est pas mort. Je dédis donc la seconde adresse de ma lettre à l'infirmière nigériane qui a soigné le patient zéro au Nigéria et qui en est morte.
LETTRE AUX ARTISANS DE LA BEAUTÉ DU MONDE, POUR LA SUITE DU MONDE
Lettre à Abraham
Borbor et à Onyebuchi Chukwu (infirmière nigériane),
Cher Abraham Borbor, cher
Onyebuchi Chukwu,
Vous
étiez des médecins valeureux dans un monde en guerre, des statues défiantes
devant le vent carnassier de l’Ebola. Vous avez combattu avec des armes
improvisées, un ennemi furtif et cruel, un virus fatal, affublés de gants, d’un
tablier lourd, de lunettes de ski et d’un masque qui scellait vos visages
d’humains, trop humains. Guerriers de l’impossible, affineurs d’espoir, vous
avez posé vos mains sur les corps meurtris, soigné les moribonds, gagé votre
vie pour en préserver quelques-unes. Battus par une créature microscopique,
vous avez lutté pour préserver les restants de dignité de patients
hémorragiques, jusqu’à ce que votre vie s’échappe, effarouchée par la tâche,
fatiguée de tous ses assauts.
Il
n’y a aucun honneur à tuer pour des idées fragiles et des frustrations
historiques; il n’y a aucun honneur à punir les croyances des uns pour imposer
les nôtres et il est indécent d’être condamné à mort pour avoir aimé quelqu’un.
Vous étiez les seuls combattants qu’il faudrait mieux armer, les seuls
combattants qui s’attaquent au désespoir de vivre, les seuls soldats qui
protègent la délicate beauté du monde, chandelle d’amnistie brûlant en chacun
de nous. La vie charroie les peines en kilolitres et les barrières naturelles sont
là pour nous rappeler que nous ne sommes pas encore des dieux ni des créatures
infinies. Nous vivons tous dans l’enclos du monde et jouons à cache-cache avec
les puissants.
Mais au centre
de nos espoirs les plus ordinaires, de nos désirs les moins mégalomanes, brille
l’effarante beauté du cosmos, la tangible lumière du monde, offerte à tous, déclinée
en autant de versions qu’il y a d’yeux pour capter l’émerveillement de tous les
petits princes.
Abraham
Borbor, tu étais le directeur médical du plus grand hôpital du Libéria, on a
tenté de te sauver en t’administrant une dose rare d’un vaccin expérimental, le
ZMapp. Ce n’est pas encore clair si grâce à ce produit, certains sont revenus
de la maison des morts, mais toi, courageux disciple d’Hypocrate, tu y es
resté.
Quand la
plupart des gens ont peur d’attraper un rhume, tu n,as pas hésité à te porter
valide, tu es allé au front, héros extraordinaire de la dignité humaine, pour
combattre la nouvelle peste du continent. On aura tout fait pour te garder
parmi les hommes debout, dans un monde d’assis et de besogneux du clavier. Dans
un monde dévasté puis reconstruit par l’argent, tu auras donné le seul bien
rare, le seul cadeau sincère, le temps, à des êtres humains condamnés.
Onyebuchi Chukwu,
médecin de Port-Harcourt, première victime de l’infection hors de la ville de Lagos,
au Nigéria, tu as accueilli un patient qui t’aura donné la mort. Ton
hospitalité aura été ton dernier sacrifice. La grandeur de ton geste aura
préservé l’espoir de la bonté comme une dernière fleur plantée dans la suie.
Vous étiez des
médecins braves, enfoncés dans les statistiques, des hommes dont on a mentionné
le nom au détour d’un article, la preuve que toutes les mille sept cents
victimes de l’Ebola ont un patronyme, une famille, des cousins, des enfants,
des yeux engorgés de souvenirs perdus.
Il faudra se souvenir de vous.
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