Dans le cadre de ma chronique LETTRE AUX ARTISANS DE LA BEAUTÉ DU MONDE POUR LA SUITE DU MONDE à l'émission de radio/télé Catherine et Laurent, du 7 octobre, voici le texte de la lettre que j'y ai lue.
La naïveté est un cadeau curieux, un avantage mal perçu. Jardinier à vie,
amant des roses et des graines semées, vous avez personnifié la naïveté jusqu’à
son comble, en portant un paletot long, un chapeau melon et un parapluie.
Vous êtes le personnage principal du film BEING THERE, en français,
BIENVENUE MONSIEUR CHANCE, de Hal Ashby, apparu sur les écrans en 1979. Ce film
est une satire politique, un portrait de la télévision comme un instrument
décérébrant les foules et un plaidoyer contre le racisme sévissant aux
États-Unis. Mais ce film est aussi une fable, une fable sur l’étonnante liberté
du naïf.
Pour plusieurs, Monsieur Chance, vous n’êtes qu’un personnage simplet, un
imbécile heureux, un être perdu et enfantin dans un monde de pouvoir,
d’influences et d’argent. À toutes les questions qu’on vous pose, vous ne
répondez qu’en des termes horticoles, qu’avec des conseils de jardinier. Vous
êtes à la naïveté ce que le charbonnier est à la foi. Tout vous dépasse, mais
rien ne vous angoisse. Certes,
j’étais tenté de voir en vous un produit curieux de notre monde déconnecté de
la réalité, vivant en vase clos et étranger aux problèmes des inégalités
sociales. Mais votre belle naïveté, sans épines, bouillie dans l’eau de pluie
et les feuilles vivantes, m’aura plutôt montré l’ordinaire beauté de vivre.
Le président des États-Unis vous a trouvé des airs de conseiller. Philosophe par inadvertance, vous êtes devenu une star médiatique et vos
réponses aux animateurs ont été
perçues comme des paroles trempant dans la sagesse. Mais le spectateur a bien compris que vous ne vouliez rien
d’autre que soigner les plantes et les arbres, manger quand vous aviez faim et
regarder la télé.
Analphabète et sans culture,
vous étiez pour moi ce bon sauvage de Rousseau, et non pas le produit de
notre monde fou. Votre naïveté profonde qui refuse les préoccupations des hommes
d’intérêts confine à la sainteté et les dernières images du film laissent
entendre que vos capacités sont, en effet, quelque peu miraculeuses.
Mais puisque vous êtes une fable imaginée par un romancier polonais, je
souhaite qu’on revienne à la réalité et que l’on soupèse tous les ravages de
l’analphabétisme et du manque de culture, chez nous, ici et maintenant, qui
produisent une autre sorte de naïveté, la naïveté dommageable qui empêche les
gens d’avoir une réelle prise sur leur destinée et celle de leur pays.
Monsieur Chance vous auriez sans doute répondu à nos politiciens imbus
d’austérité, quelque chose comme : ne coupez pas les rosiers avant qu’ils
soient matures. Ils mourront.
Nous ne le répétons pas assez, la naïveté n’est bonne que dans les films,
interprétée par des comiques de génie. Dans la vraie vie, les gouvernements qui
nous imposent l’austérité souhaitent que nous restions naïfs. Parce qu’il faut
bien le comprendre, les coupures absurdes en éducation et dans la culture, et
la sacro-sainte austérité budgétaire, resteront toujours des mesures conçues,
ciblées, fabriquées, pour un peuple de naïfs.»
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