Ce mardi, dans le cadre de ma chronique «Lettre aux artisans de la beauté du monde pour la suite du monde» à l'émission Catherine et Laurent, à CIBL/MAtv, j'ai décidé de m'inspirer du redoux. Évoluer dans la froidure des dernières semaines a éveillé en moi ce désir de printemps et quand le mercure a chuté dans une zone acceptable, plus tolérable, passant de -19 à -7 celsius, j'ai ressenti le besoin de me plonger dans un passé récent. De revisiter le printemps de 2012, ce printemps exceptionnellement clément, chaud, solidaire et émotif. De là m'est venu l'idée de republier le texte «Je ne suis rien avant la #manifencours», avec quelques corrections. Texte de blogue écrit et publié en mai 2012 et qui a été repris dans LE PRINTEMPS QUÉBÉCOIS, publié chez Écosociété, en mars 2013, une anthologie de textes, d'images et de publications ayant marqué le printemps érable.
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Je suis seul,
extraordinairement seul, incroyablement seul, radicalement seul et aucun autre
adverbe long qui fait pencher la phrase par en avant, poids mort de la syntaxe,
ne saurait être plus seul que moi, plus ridicule que moi dans sa solitude,
avant ce moment.
Je ne vis plus qu’en
fonction de la #manifencours. Si je n’y suis pas, je me renseigne sur sa
progression; si je l’ai manquée, je lis les commentaires sur Facebook et
Twitter, je m’informe sur le nombre d’arrestations effectuées; si j’y
participe, je m’immerge dans son bain de pouvoir, comme si c’était à chaque
fois la dernière fois que le peuple, tous les gens croches, les gens droits,
vieux et jeunes, éduqués ou non, excentriques ou non, appliqués ou non,
inventifs ou non, obtenaient par magie le pouvoir, le réel pouvoir, pendant
quelques heures.
La #manifencours est mon
parlement quotidien, mon parlement des étudiants, des laissés-pour-compte, des
fatigués du système, des ennemis de Charest, des convaincus des tares du
néolibéralisme, des êtres plus humains que la moyenne, des blessés et des
humiliés, des frappés et des conspués, des carpettes à financiers et des fous
plus sages que le plus méprisant des Rozon ou des Gendron.
Je ne suis rien avant cela.
Un pilote robotique qui dirige un corps suivant le mouvement de la Terre, si
subtil, errant dans les rues de la ville, arrêtant dans les restaurants, payant
sa pitance, puis retournant à la rue, celle qui n’a pas encore le pouvoir, la
rue du matin, du midi, celle des camions lourds, des policiers qui mangent des
hots-dogs et des autobus traitres.
Mille romans me passent sous
le nez, mille pièces de théâtre, cent mille poèmes se sauvent de moi pendant
ces #manifencours qui font éclater toutes les notions de fiction que la plus
belle fiction imagine.
Perrine Leblanc a écrit que le Québec entrait dans la
fiction, dans un article publié dans Le Monde. Je dirais
même plus, la fiction déborde, cherche une issue, traîne dans la ville toute la
nuit, crie, s’ameute, invente des histoires de contes de fées où les méchants
sont punis et le peuple récompensé pour sa résilience; des histoires de
victoire complète où l’on réinstallerait le peuple au centre des préoccupations
politiques; des œuvres de science-fiction où la technologie serait
exclusivement au service d’un nouveau socialisme formidablement juste,
délestant tous les citoyens de toutes les angoisses monétaires qui ponctuent
leurs vies d’endettés chroniques, constamment à la recherche de sources de
financement pour continuer simplement à vivre.
Au milieu de la
#manifencours, je veux embrasser toutes les filles, devenir ami avec tout le
monde, fraterniser avec les locataires qui agitent des mouchoirs, des foulards,
des bouts de tissu rouge à leur balcon, écouter l’histoire de chacun, donner
des accolades à tous les danseurs et les calleurs de slogans.
Ma solitude fondamentale
s’estompe, le temps de la #manifencours. Seul parmi la foule des manifestants,
je me sens uni à eux par des lois mystérieuses qui fondent les peuples,
génèrent des nations, propulsent des convictions politiques jusqu’à la cible
des réformes à entreprendre.
Avec mon cul de poule et ma
cuillère de bois cassée par la violence enthousiaste du rythme tenu pendant
plus d’une heure, je me suis senti solidaire, le mot s’est enfin cristallisé
dans mon esprit, est devenu concret, palpable.
Mes veines dans lesquelles
il y a encore un peu d’amour à donner s’animent parfois, dans la présence de
certaines personnes, puis retombent dans la nuit, la banale nuit perpétuelle du
roulement de l’économie, et des préoccupations mesquines de tous qui fondent ce
que l’on nomme cyniquement le marché.
Mais au centre de la
#manifencours, solidaire, espérant, fou d’une joie indicible, mes veines
retombent dans la plus belle fiction, la plus grande utopie, la plus sincère
franchise humaine; mes veines se prennent pour la paix universelle et imaginent
enfin une justice sociale flagrante, des politiciens compétents et empathiques,
un pays nouveau et un avenir meilleur pour tous, conçu par tous, dans une orgie
de bien commun partagé égalitairement.
Mes veines sont à l’avenir,
mes veines sont au présent.
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