J’ai
une forte tentation d’écrire ici, en début de papier, une grande vérité sur le
désir.
Mais
lorsqu’on parle du désir, on dit tout et rien à la fois. La volonté de
Schopenhauer, le désir des psychanalystes, le désir pornographique, celui de
posséder l’autre, celui que les sexologues promeuvent, le désir du coin de la
rue, et tutti frutti, en fait c’est bien commode et peu dérangeant. Je cède
pourtant à la tentation, car tel est bel et bien la farce du désir, et je lance
à la volée une autre de ces définitions bateaux le décrivant : le désir
est ce qui se mange comme des spaghettis sauce bolognaise.
Je
suis allé voir La vie d’Adèle connaissant les controverses
autour de Kechiche et de la direction de ses actrices. Mais des réalisateurs
maniaques, exigeants et manipulateurs, il y en a des tonnes. Ce qui m’intéresse
ce sont les réalisateurs talentueux. Il y en a moins.
Vénus noire, son précédent film, m’avait
déstabilisé et à la fois cruellement informé sur la vie tragique de cette Vénus
dite Hottentot, bête foraine et curiosité anthropologique, exhibée lors de
spectacles dégradants par des Européens peu scrupuleux, voire criminels.
J’étais tout simplement intrigué par son nouveau film primé à Cannes. Je
voulais voir de mes yeux cet objet cinématographique controversé et
sulfureux. Enfin, selon ce que la rumeur avait colporté.
Que
capte-t-on en visionnant La vie d’Adèle ? Quelle est l’image qui nous en reste
? D’abord des liquides corporels, de la bave, de la salive, des larmes, puis
ensuite des spaghettis sauce bolognaise.
Le
film, librement adapté de la bande dessinée Le bleu est une couleur chaude de Julie Maroh,
publiée chez Glénat en 2010, raconte l’histoire de deux femmes, l’une plus
jeune, aux portes de l’adolescence, Adèle et l’autre dans la vingtaine, Emma,
qui vivent un coup de foudre amoureux.
En
soi, ce film n’a pas été célébré pour ses grandes qualités esthétiques ni non
plus pour sa mise en scène somme toute, assez sobre. Ce qui a fasciné ou outré
ou indisposé les gens sont les scènes d’amour entre les deux femmes, d’une
longueur et d’une violence pornographique étonnante, laissant voir une fougue
sexuelle presque désespérée, à la limite de la caricature.
Ces
scènes, brutalement sexuelles entre Léa Seydoux et Adèle Exarchopoulos, nous
montrent deux actrices qui nous livrent des performances limites, déploient
leurs corps et leurs émotions violentes sur la table de dissection du
réalisateur, être humains aussi offerts que des fauves dociles dans un
amphithéâtre médical.
Sacrifice,
rituel mystique sur l’autel du désir, de l’amour lesbien ? Le personnage de
galeriste cultivé qui cite le mythe de Tirésias, nous explique que cette
figure, qui passe d’un sexe à l’autre, ayant testé les deux corporéités, en
aurait constaté que la volupté, le plaisir charnel, appartiendrait, selon une
proportion évaluée de neuf parties sur dix, aux femmes.
En
fait, pour être franc, ce film ne m’a pas plu ni déplu. Je suis sorti de la
salle à la fois déçu et estomaqué, un peu comme le spectateur d’une
installation cinématographique qui met en scène les rouages de la mécanique du
désir, avec toute la crudité émotive qui s’impose.
Comme
Adèle, le spectateur est jeté du film, laissé à lui-même et à ses angoisses
sexuelles, ses désirs inassouvis et ses peines amoureuses violentes à la fin du
déroulement de la bobine.
Festival
du gros plan de bouches, de visages, le film ressemble à une inspection
impudique de la bulle interindividuelle des deux actrices exceptionnellement
justes.
Car
il faut le répéter sur tous les toits, Léa Seydoux et Adèle Exarchopoulos
repoussent les limites de l’interprétation de l’amour lesbien, de l’amour
charnel et de la peine amoureuse tout court. Exagération ou caricature en sus.
Adèle, dans la scène finale de la rupture, atteint à une véracité troublante
qui a fait taire toute la salle.
Les
larmes d’Adèle sont à elles seules un personnage du film. Les yeux perçants
d’Emma de même.
Les
spaghettis sauce bolognaise également. La présence de ce plat ponctue le film à
trois reprises, d’abord ingurgité par la bouche innocente d’Adèle, ensuite
célébré par Emma dans une scène où elle complimente le père d’Adèle pour sa
nourriture, scène qui vient clore une longue suite de mensonges qui rendent
acceptable la présence récurrente de cette femme dans la vie d’Adèle, question
de ne pas froisser sa famille conservatrice, puis finalement les spaghettis
sont servis à tous les amis d’Emma, artistes, galeristes, esthètes, dans une ultime
orgie de dégustation de pâtes, filaments rouges, filaments blancs rythmant les
dialogues entrecoupés de scènes de déglutition.
Salive
collante de tablette de chocolat cachée sous son lit, salive de spaghetti sauce
à la viande, salive des bouches embrassées, salive sur vulve léchée,
Adèle est un personnage qui fuit, qui coule littéralement, qui s’abîme en
quelque sorte dans son désir pour cette Emma mystérieuse qui entre dans sa vie
comme une révélation extatique.
Qu’en est-il maintenant des rapports professionnels qu’ontréellement entretenus Kechiche et Seydoux, Kechiche et ses techniciens ?
Y a-t-il vraiment lieu de croire qu’il y ait eu exploitation, torture mentale
ou formidable irrespect ? Nous ne le saurons jamais tout à fait.
Hormis
ces controverses, que retient-on de ce film ? Deux actrices qui jouent le désir
avec un abandon inégalé, rare au cinéma, des liquides corporels et des
spaghettis sauce bolognaise.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire