Nombre total de pages vues

samedi 16 novembre 2013

Les spaghettis sauce bolognaise et tous les liquides corporels : sur La vie d’Adèle


J’ai une forte tentation d’écrire ici, en début de papier, une grande vérité sur le désir.
Mais lorsqu’on parle du désir, on dit tout et rien à la fois. La volonté de Schopenhauer, le désir des psychanalystes, le désir pornographique, celui de posséder l’autre, celui que les sexologues promeuvent, le désir du coin de la rue, et tutti frutti, en fait c’est bien commode et peu dérangeant. Je cède pourtant à la tentation, car tel est bel et bien la farce du désir, et je lance à la volée une autre de ces définitions bateaux le décrivant : le désir est ce qui se mange comme des spaghettis sauce bolognaise.
Je suis allé voir La vie d’Adèle connaissant les controverses autour de Kechiche et de la direction de ses actrices. Mais des réalisateurs maniaques, exigeants et manipulateurs, il y en a des tonnes. Ce qui m’intéresse ce sont les réalisateurs talentueux. Il y en a moins.
Vénus noire, son précédent film, m’avait déstabilisé et à la fois cruellement informé sur la vie tragique de cette Vénus dite Hottentot, bête foraine et curiosité anthropologique, exhibée lors de spectacles dégradants par des Européens peu scrupuleux, voire criminels. J’étais tout simplement intrigué par son nouveau film primé à Cannes. Je voulais voir de mes yeux cet objet cinématographique controversé et sulfureux.  Enfin, selon ce que la rumeur avait colporté.
Que capte-t-on en visionnant La vie d’Adèle ? Quelle est l’image qui nous en reste ? D’abord des liquides corporels, de la bave, de la salive, des larmes, puis ensuite des spaghettis sauce bolognaise.
Le film, librement adapté de la bande dessinée Le bleu est une couleur chaude de Julie Maroh, publiée chez Glénat en 2010, raconte l’histoire de deux femmes, l’une plus jeune, aux portes de l’adolescence, Adèle et l’autre dans la vingtaine, Emma, qui vivent un coup de foudre amoureux.
En soi, ce film n’a pas été célébré pour ses grandes qualités esthétiques ni non plus pour sa mise en scène somme toute, assez sobre. Ce qui a fasciné ou outré ou indisposé les gens sont les scènes d’amour entre les deux femmes, d’une longueur et d’une violence pornographique étonnante, laissant voir une fougue sexuelle presque désespérée, à la limite de la caricature.
Ces scènes, brutalement sexuelles entre Léa Seydoux et Adèle Exarchopoulos, nous montrent deux actrices qui nous livrent des performances limites, déploient leurs corps et leurs émotions violentes sur la table de dissection du réalisateur, être humains aussi offerts que des fauves dociles dans un amphithéâtre médical.
Sacrifice, rituel mystique sur l’autel du désir, de l’amour lesbien ? Le personnage de galeriste cultivé qui cite le mythe de Tirésias, nous explique que cette figure, qui passe d’un sexe à l’autre, ayant testé les deux corporéités, en aurait constaté que la volupté, le plaisir charnel, appartiendrait, selon une proportion évaluée de neuf parties sur dix, aux femmes.
En fait, pour être franc, ce film ne m’a pas plu ni déplu. Je suis sorti de la salle à la fois déçu et estomaqué, un peu comme le spectateur d’une installation cinématographique qui met en scène les rouages de la mécanique du désir, avec toute la crudité émotive qui s’impose.
Comme Adèle, le spectateur est jeté du film, laissé à lui-même et à ses angoisses sexuelles, ses désirs inassouvis et ses peines amoureuses violentes à la fin du déroulement de la bobine.
Festival du gros plan de bouches, de visages, le film ressemble à une inspection impudique de la bulle interindividuelle des deux actrices exceptionnellement justes.
Car il faut le répéter sur tous les toits, Léa Seydoux et Adèle Exarchopoulos repoussent les limites de l’interprétation de l’amour lesbien, de l’amour charnel et de la peine amoureuse tout court. Exagération ou caricature en sus. Adèle, dans la scène finale de la rupture, atteint à une véracité troublante qui a fait taire toute la salle.
Les larmes d’Adèle sont à elles seules un personnage du film. Les yeux perçants d’Emma de même.
Les spaghettis sauce bolognaise également. La présence de ce plat ponctue le film à trois reprises, d’abord ingurgité par la bouche innocente d’Adèle, ensuite célébré par Emma dans une scène où elle complimente le père d’Adèle pour sa nourriture, scène qui vient clore une longue suite de mensonges qui rendent acceptable la présence récurrente de cette femme dans la vie d’Adèle, question de ne pas froisser sa famille conservatrice, puis finalement les spaghettis sont servis à tous les amis d’Emma, artistes, galeristes, esthètes, dans une ultime orgie de dégustation de pâtes, filaments rouges, filaments blancs rythmant les dialogues entrecoupés de scènes de déglutition.
Salive collante de tablette de chocolat cachée sous son lit, salive de spaghetti sauce à la viande,  salive des bouches embrassées, salive sur vulve léchée, Adèle est un personnage qui fuit, qui coule littéralement, qui s’abîme en quelque sorte dans son désir pour cette Emma mystérieuse qui entre dans sa vie comme une révélation extatique.
Qu’en est-il maintenant des rapports professionnels qu’ontréellement entretenus Kechiche et Seydoux, Kechiche et ses techniciens ? Y a-t-il vraiment lieu de croire qu’il y ait eu exploitation, torture mentale ou formidable irrespect ? Nous ne le saurons jamais tout à fait.
Hormis ces controverses, que retient-on de ce film ? Deux actrices qui jouent le désir avec un abandon inégalé, rare au cinéma, des liquides corporels et des spaghettis sauce bolognaise.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire