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lundi 20 avril 2015

Dès que j’entends parler de poésie, je fuis


«Poésie» est le mot le plus galvaudé de la langue française. Il est en concurrence de piètre vue avec les désormais célèbres «bonheur», «authenticité» et «apocalypse». On y tient avec beaucoup de hargne, comme s’il s’agissait d’une notion connue, rédemptrice, fabriquée pour plaire et qui viendrait expliquer d’un coup de baguette magique la complexité épuisante des phénomènes naturels ou l’insondable mystère de notre venue au monde.

Je tolérais depuis des années son surgissement dans des conversations superficielles, sourire en coin, sarcasme dans ma poche, mais un jour ou l’autre mon sac à tolérance allait éclater. C’est hier que j’ai ressenti le besoin de me délester de cette haine formidable que j’entretiens pour ce mot qui me tarabuste : la poésie. Dans le fil d’une conversation anodine sur Facebook, une connaissance, qui n’a pas voulu mal faire et qui n’était certes pas au fait de mes lubies de vocabulaire, m’a dit en farce que je n’étais pas «poétique». Je n’en veux pas à cette personne. Loin de là. Son seul tort c’est d’avoir été  la millième personne depuis vingt ans qui utilisent de la sorte le mot «poésie» et que cet ultime usage du mot a fait sonner l’alarme de mon tiping point de patience.

On s’entend, il faut parler pour se comprendre et j’ai publié huit livres de poésie. Tout le monde sera d’accord sur cette assertion. C’est un fait. Mais dans ma tête, j’écrivais de la «poésie» à l’époque où je venais de lire Nelligan (alias Louis Dantin), Victor Hugo, Baudelaire (et encore là, écrivain inventif comme pas un, il aura changé la donne en propulsant la prose au devant de la scène littéraire tout en continuant à utiliser le terme poésie pour désigner ce qu’il entreprenait ainsi), Ronsard et compères. Ce que l’on appelait «poésie» à l’époque du romantisme (pré-romantisme aussi et poésie courtoise et d’amour à l’époque de la Pléiade) semble avoir figé dans le temps l’acception du mot et écrasé la diversité extraordinaire du genre qui ne tolère pas de définition précise. Tout d’un coup, au tournant de la fin du XIXe siècle, tout le monde a soudain saisi ce qu’était la «poésie» et de graves certitudes sont alors venues ternir, raboter, égratigner ce vocable jusqu’à nos jours.

Le mot «poésie», qui est maintenant devenu une caricature sensible, une source d’expression orale, une denrée de mots tendres croulant sous la redite de vieilles manies post-romantiques, quelque chose de spirituel ou qui vient déployer le mystère de la prière, m’assaille avec ses tentacules de tendresses et ses fariboles mièvres aux couleurs de faux printemps.

Alors pourquoi, me direz-vous, je tolère qu’on dise que j’ai publié de la poésie, que je suis un poète, que j’ai écrit de la poésie et que je continue à écrire de la poésie ? Votre question n’est pas bête. Je me la suis posée tant de fois que j’en ai développé de l’urticaire mentale. Je serais plutôt du côté d’auteurs ou d’écrivains comme Christian Prigent, qui en tant que critique aprésenté les auteurs qui MERDRENT, en référence à Alfred Jarry et au célèbre mot de son personnage, le Père Ubu. D’Artaud à Christophe Tarkos, de Jarry à Ghérasim Luca, ceux qui merdrent sont ceux qui travaillent la langue comme une pâte, qui se contrefichent des genres et empoignent l’absurdité des signes, la ridicule prétention du sens et tirent dans nos réflexes discursifs, notre horizon d’attente de sens, pour démontrer, encore et encore, que la langue est bien un virus extra-terrestre (tel que l’affirmait William S. Burroughs).

D’ailleurs, et cela m’a toujours réjouit, la plupart des livres sur lesquels on apposerait normalement le mot «poésie», aux éditions P.O.L., qui publient Prigent, ne sont accompagnés d’aucun mot descriptif ou normatif. J’aime bien aussi des écrivains comme Philippe Charron, qui réfléchissent àleur art et préfèrent apposer sur leur livre créatif une  devanture à la fois sybilline et totalement factuelle comme «succession» (sous-titre descriptif de son livre la Journée des dupes, sur le site on utilise aussi le mot «fiction» comme étiquette livresque pour ce titre, ce n'est pas mal non plus). Nous avons tellement peur de rater le chaland, de faire peur à la nomenclature littéraire rigide qu’ont les gens, qu’il nous faut, en amont, en complicité avec l’éditeur, mettre un sceau de sens supplémentaire sur tout ce qui se publie. Quant à moi il y aurait un rayon littérature en librairie où l’on mettrait tout en ordre alphabétique et ça réglerait le problème. Mais nous avons des doutes, nous voulons classer, nous lisons avec des préjugés immenses des œuvres plus labiles que notre propre pensée.

Donc alors pourquoi je m’astreins à tout ça ? Qu’est-ce que je recherche en me conformant à cette étiquette qui ne veut plus rien dire, à cette étiquette qui nuit à tout livre qui en est affublé, à cette étiquette magnanime qui accepte tout et son contraire et n’a plus aucune valeur sémantique ?

Je ne sais trop. Par habitude du vocabulaire obsolète de la langue vernaculaire ? Par paresse intellectuelle ? Pour satisfaire aux exigences de la vie littéraire qui décrète que là, il y a de la poésie et que là, il y a du roman, de la prose ? Pour écrire dans mes demandes de subventions que je pratique «la poésie» dans ma carrière principale ?

Utiliser le mot «poésie» aujourd’hui, en 2015, c’est comme dire que le «soleil se lève» pour omettre de dire que la terre tourne et qu’au moment, décrit dans cette expression, la lumière du soleil atteint sa surface. L’expression «le soleil se lève» fait référence à une conception ptoléméenne du système solaire dans lequel la terre, figée, est au centre et le soleil tourne autour. Nous gardons ces artefacts de sens dans la langue de tous les jours, parce que la langue de tous les jours a toujours privilégié l’économie de moyen, l’économie de mots. Des expressions figées comme «le soleil se lève», même si elles sont scientifiquement erronées,  qui trainent de vieilles conceptions qui ne veulent plus rien dire dans notre monde contemporain, ont l’avantage d’être comprises par tout le monde.

La «poésie», c’est la même chose.  C’est un mot qui ne veut plus rien dire aujourd’hui, qui ne correspond plus à rien de ce qui se publie et qui décrit adéquatement notre monde frénétique et baroque, mais nous l’utilisons toujours, parce que ce mot a l’avantage d’être un cliché commode.

Je ne verrai sans doute pas de mon vivant la fin de l’utilisation éhontée du mot «poésie» pour désigner la beauté du monde ou les niaiseries sensibles qui font que la joie a parfois le dessus sur la désespérance. Je m’insurge contre cet arbre immense en forme de mot tyrannique qui cache la forêt de la complexité de nos vies citadines et l’extraordinaire diversité littéraire qui tente de réagir au monde absurde dans lequel nous vivons. 

Je préconise une largesse de vue contre l’austérité sémantique et les compromis ridicules qu’implique l’utilisation à répétition et pour tout et pour rien, du mot «poésie».

Je suis en guerre contre la dictature sémantique du mot «poésie». Pour moi, les vrais ennemis de la beauté de la parole, ce sont ceux qui la jugulent en lui imposant la niaiserie. Les vrais «poètes» seront toujours ceux qui feront trembler le pouvoir ou ceux qui nous assénerons des vérités râpeuses si grandes sur notre modernité que nous ne pourrons plus considérer que la lutte sémantique comme réponse juste à nos désirs de fuite.

5 commentaires:

  1. On peut penser que « poésie » est un concept institutionnel, une genre universitaire, une catégorie inventée pour pouvoir placoter de la beauté. Mallarmé disait qu' « il n'y a pas de prose ». Mais c'est vrai que les Français aiment faire la nomenclature des choses qui n'existent pas (comme Lacan : « La femme n'existe pas»).

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    1. Nous sommes prisonniers de milliers de conceptions esthétiques toutes plus contraignantes les unes que les autres, qui nous permettent de catégoriser les oeuvres écrites. Mais la «poésie» est sans doute la plus paradoxale et la plus obsolète de celles-ci. Car elle n'indique rien et propose un paquet de rengaines qui plaisent à plusieurs. Ma définition de la littérature est plus inclusive: tous les phénomènes langagiers écrits qui ne visent pas la communication immédiate à des fins performatives.

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    2. Semble-t-il que, dans son nouveau livre, Jean Larose dit souhaiter « un retour massif à la poésie » absolument partout.

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    3. Il y a d'ailleurs un retour à la poésie, sous plusieurs formes, dont le slam, le rap, toutes les formes de musique avec texte récité. Mais en même temps, tout ça a un côté ringard...

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  2. C'est bon, mais il n'y a pas de feu - celui des dadaïstes au début, même des surréalistes, celui de Chamberland quand il écrivait « Terre Québec », les Byron et les Lorca qui écrivaient à chaud...

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