Nombre total de pages vues

lundi 13 avril 2015

Lettre à Louis Dantin (alias Emile Nelligan)



Personne ne vous connaît, hormis quelques universitaires et une poignée d’historiens. Vous êtes le préfacier des œuvres complètes d’Emile Nelligan et c’est à cette humble place que l’histoire littéraire vous a relégué. Vous auriez pu rester là, bien enfoui dans notre historiographie, sans jamais remuer d’un iota. Mais vous avez piqué la curiosité d’une Sherlock Holmes littéraire, de madame Yvette Francoli, qui a fait éclater en pièces, en publiant une consistante biographie de vous, en 2013, le mythe de Nelligan. Vous seriez en fait l’auteur des poésies de mon idole d’adolescence et même de celles de son meilleur ami, Arthur de Bussières. Mon estomac a perdu un instant le pouvoir de digérer. Cher Louis Dantin, vous avez glorieusement mystifié pendant 100 ans des fournées de jeunes étudiants aux sonnets qui hésitent ou au cœur «enfoui dans l’abîme du rêve».



http://delbussoediteur.ca/publications/le-naufrage-du-vaisseau-dor/
Permettez-moi ici de consacrer quelques lignes à mon humble destin de poète québécois. En secondaire trois, évoluant dans l’insouciance sucrée de ma jeunesse tendre, j’ai commencé à écrire de la poésie. J’étais alors habité par ce désir naïf et louable de ressembler à une de mes idoles d’alors : Emile Nelligan. Je trainais partout avec moi mon exemplaire des poésies complètes de Nelligan, dans la collection FIDES des classiques canadiens. Je le chérissais tellement que je l’avais recouvert d’une pellicule plastique en scotch-tapant avec rigueur ses coins. Je voulais tellement devenir un futur Nelligan que je m’habillais comme lui, en fait comme sur la photo du poster que tout le monde connaît. Sur laquelle, cet éphèbe au regard perdu, cheveux ondulés, porte un caban bleu-marine à six boutons. Il était tellement important pour moi alors de revêtir l’habit de mon idole que j’avais harcelé ma mère jusqu’à ce que j’obtienne le vêtement convoité.

Les années passèrent, les poèmes à ma première blonde sur du papier de soie furent relégués à mes tiroirs et je publiai mon premier livre de poésie en 1994, au Noroît. Ma vie en fut changée. J’étais devenu poète, je pouvais réclamer ce titre légitimement. Avec mon troisième livre, Les forêts on retint ma candidature au prix Emile-Nelligan 2000. Je jubilais ! La succession de Nelligan, détenue par la famille Corbeil, offre à un poète de moins de 35 ans, depuis 1979, un prix d’excellence en poésie. La bourse est alléchante, le prestige en est vif, et au lauréat on donne une médaille à l’effigie du grand poète mythique. Une médaille frappée du profil de Nelligan. Cette année-là, ce fut Tania Langlais qui obtint le titre. C’est elle qui repartit alors avec l’écu mystique, le prix symbolique sans doute le plus convoité en poésie québécoise car il récompense à la fois le talent et sa précocité. 

À titre informatif, je vous donne ici les noms des finalistes du prix Nelligan 2014, ce sont trois femmes: Roxane Desjardins, Virginie Beauregard D. et Natasha Kanapé Fontaine. La lauréate sera connue en mai.


Emile Nelligan, notre Rimbaud de seconde zone, mythe commode, a contribué à faire connaître la poésie québécoise depuis cent ans. C’est notre poster boy culturel le plus ancien dans sa jeunesse perpétuelle.

Maintenant, je me dois de rendre hommage à celui qui a écrit sans doute la totalité sinon la majorité des vers de ce Nelligan, piètre élève, amateur de poésie qui n’a jamais impressionné les membres de l’école littéraire de Montréal jusqu’à ce qu’il vous rencontre.

Cher Louis Dantin, de votre vrai nom Eugène Seers, maître es canular, grand mélancolique libidineux au cœur tendre, prêtre défroqué, amoureux fou, rebelle, amant de jeunes hommes, père de deux enfants, érudit notoire et génie précoce, vous étiez donc le Cyrano qui se cachait derrière Nelligan. L’essayiste Yvette Francoli multiplie les preuves, les coïncidences stylistiques avec votre œuvre passée et votre vie passée, présente son procès en pseudonymie avec tant d’exemples et de recoupements évidents que je suis sorti de son livre soufflé, ravagé et conquis.

Conquis, car cher Louis Dantin, alias Emile Nelligan (alias Arthur de Bussières), j’ai appris à mieux vous connaître, à saisir le parcours singulier d’un homme de chair, avant-gardiste, épris de justice sociale, qui défroqua au début du siècle quand la plupart de ses confrères ne trouvèrent le courage de le faire qu’en 1960, qui galéra un peu partout, comme typographe, à Boston, par exemple, continuant à écrire des poésies étonnantes, tout en fréquentant ouvertement une femme noire en 1923, à l’époque où la société jugeait encore avec sévérité toute relation interraciale !

Cher Louis Dantin, votre persistant désir de liberté, vos poésies mélancoliques et vos poésies en joual, votre désir acharné de voir progresser les mentalités du début du siècle font de vous un fabuleux représentant de nos lettres et un exemple de vie rebelle tout aussi intéressante que celle de votre protégé !

Cher Louis Dantin, vous êtes une espèce de William Burroughs sans drogue, un Allen Ginsberg sans beat, un André Breton de l’école littéraire de Montréal qui se serait contenté des coulisses de l’histoire tout en tirant ses ficelles.

Je me suis sans doute un peu exalté ici, nous n'avons pas de confession, ni de preuves manuscrites flagrantes, mais tous les chemins convergent vers l'interprétation défendue bec et ongles par Francoli, que les textes de Nelligan sont de vous. Certain témoignages, dont celui du père Boismenu, ouvrent la porte à toutes les spéculations.

Cher Louis Dantin, vos dons n'ont jamais été reconnus à leurs justes valeurs et cet essai vous réhabilite dans le panthéon de nos lettres.

Je ne sais trop ce qu'il adviendra du mythe de Nelligan, mais j’espère toutefois que dans nos futurs manuels scolaires, la postérité reconnaîtra votre duo inégal quoique formidable et que votre nom passera en notes majeures et non en notes de bas de page.







Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire