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mardi 12 mai 2015

Lettre à ceux qui me donnent le goût de vivre

Ma chronique Lettre aux artisans de la beauté du monde pour la suite du monde



Chers artisans de la beauté du monde qui m’ont donné le goût de vivre,

Vivre n’est pas naturel. Je ne dis pas que la vie est artificielle ou construite ou étrange, je dis seulement qu’il n’est pas naturel de vivre, que vivre implique des buts, des goûts, des sources de plaisir et de réconfort qui nous mènent pas le bout du nez, nous arrachent à notre sommeil trivial. On ne peut vivre pour rien, de rien.

Vivre c’est une tâche, comme l’écrivait Schopenhauer ou un métier comme l’énonçait le poète Cesare Pavese. Chaque matin, nous trouvons des raisons de persévérer, d’ouvrir les yeux, de nous maquiller le visage avec du bonjour, du bienvenue, du combat et de la volonté. Chaque matin, un levier miraculeux, glissé sous notre dos, hydraulique et lent nous sort de l’oniromanie qui sévit durant la période noire, l’absence de lumière, la vigueur du nuage de la nuit. On se prosterne ou on s’astreint, on caracole ou on disserte, on exulte ou on rampe mais on se lève, on marche, on continue à pousser nos organes dans le jour, parmi les autres, parmi les échecs et les paradis, pour la plupart artificiels. On se projette et on se ment, on glisse ou on crie, mais personne n’a besoin d’argent ni de bien, de sommets économiques ou d’éditoriaux. Ce sont des mots qui se déposent sur nos souliers de sérieux, nos langues banales, nos attentes vaines, non, ce qui nous pousse à quérir l’impossible, à frapper les murs, à fourbir nos armes, ce sont mille et une petites choses idiotes, sans importance, des artistes, des mots, une main, des sourires, un garage de pensées frivoles.

Il est d’ailleurs fort difficile de repérer tout ce qui nous stimule, tout ce qui nous égaie, tout ce qui nous provoque ou nous fascine à un tel point que ça en devient parfois alarmant. Artistes, animaux, hommes et femmes inventifs, parleurs, discoureurs, poètes et musiciens, politiciens, scientifiques s’additionnent sans cesse dans la colonne de nos assises et s’effacent à mesure dans la colonne de nos brouillards. Tout bizarrement, il y a des milliers des personnes qui nous tiennent la tête hors de l’eau, burinent nos joies, verdissent nos plates vies. Mais dès qu’on nomme un artiste ou une chanson on en oublie mille, dès qu’on cible un livre, on en omet cent, la mémoire ne semble pas retenir l’essentiel mais le gober, l’avaler, le contenir à la manière d’un foyer que l’on nourrit du bois de nos souvenirs.

Dans une scène du merveilleux film Manhattan, le personnage de Woody Allen (sans qui je l’admets, il me serait difficile de vivre), énumère les raisons pour lesquelles la vie vaut la peine d’être vécue et en une minute douze secondes il lance les noms de Cézanne, Louis Amstrong, Willie Mays, Groucho Marx, Marlon Brando, Frank Sinatra, le deuxième mouvement de la symphonie Jupiter de Mozart, L’éducation sentimentale de Flaubert et le crabe chez Sam Woe’s, un restaurant de New York.



Nous pourrions tous effectuer le même exercice, chaque semaine, lancer des #GRATEFUL à tous vents, et constater à quel point nous sommes faits des matériaux des autres, comprendre qu’il y a toujours mille raisons de vivre qui ne cesseront de nous échapper et que si aujourd’hui je nomme Jacques Brel, John Lennon, toute la poésie québécoise contemporaine, Joaquim Phoenix, Jim Morrisson, Emily Dickinson, Proust, Paul Thomas Anderson, Pascal Quignard, Amélie Nothomb, Orson Wells, la bière rousse, Gabriel Fauré et les frères Lumières. Si aujourd’hui donc, je vous nomme ces artistes de la beauté qui ont façonné mon goût de vivre, je ne fais qu’attraper quelques gouttes dans le lac, que retirer trois brindilles du feu qui m’anime. 

Parce que ce jus vital que sécrète tous les inventifs de ce monde, nous le sécrétons aussi, à petites doses, à notre mesure, sans même s’en rendre compte, et que ce jus c’est l’huile qui actionne les leviers hydrauliques matinaux des gens qui nous entourent, des gens que nous ne connaissons pas et des gens que nous aimons.

Les inventifs de ce monde nous réveillent chaque matin. Mais c’est pour mieux nous plonger dans leur rêve d’un monde où chacun d’entre nous a le goût de vivre.




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